Lettres à P;Dhainaut, J. Ballard & P.A. Jourdan, J. Malrieu
Jean Malrieu, Lettre de mon jardin (2)
Je vous écris d'un lieu où il ne se passe absolument rien, où contrairement à ceux qui se dépaysent dans l'espace, je n'ai point traversé des paysages, mais où j'ai été traversé par eux. Décor : trois mois d'été dans un jardin, l'Ouest, la plaine, un jardin. Assis devant la porte, sur les trois marches devant la grille, ou sous l'avancée de la tonnelle, j'ai regardé vraiment passer le temps.
Ce n'est pas le temps qui court dans les rues de Marseille, celui qui a toujours quelques longueurs d'avance sur nous, où les jours et les semaines s'acharnent vainement à le poursuivre. Ici, le temps est vaincu à la course et dépassé, c'est un temps comme on dit de saison ou un temps sentimental. Parfois on marche à l'amble avec lui. Parfois on lui laisse la bride sur le cou. Il déroule avec lui son film de couleurs, ses visites de pluie, ses tourbillons de vent, ses longues robes matinales (Et je hasarde, parce qu'il est tôt, jouant avec les mots que je vous écris non avec la pointe Bic mais avec la pointe du jour). L'architecture en ogive des journées est une, mais chacune a sa fantaisie. Cela dépend de son accent, son accent de soleil, je m'entends. Il y a les grands épandages, le tutoiement du jour, la connivence des sèves et des frissons. C'est la langue vivante des grandes vacances; on la ré-apprend vite pour ne l'avoir point tout à fait oubliée. Il me suffit en ville, par-dessus les toits, de regarder la tête des arbres du Prado [...]